L’Afrique a besoin d’une industrie financière mature
Quelles sont les raisons qui vous ont amené à lancer Amethis Finance ?
Amethis Finance est née de l’expérience tirée de plus de vingt ans d’investissement responsable à long terme sur le continent. L’Afrique est aujourd’hui un continent en pleine mutation. Nous assistons à un tournant historique : le continent est porté par des réformes structurelles entamées à la fin des années 1990 et par des mutations démographiques majeures. D’un espace « vide et rural », il y a trente ans, l’Afrique est en train de devenir un continent urbain et dense qui, d’ici à 2040, abritera 20% de la population mondiale. Sa classe moyenne, estimée à de plus de 250 millions de personnes, représentera, à elle seule, un marché de 2 000 milliards de dollars. Ces mutations démographiques, urbaines et économiques offrent de considérables opportunités d’investissement.
Depuis dix ans, le continent africain est devenu l’une des zones de croissance économique les plus dynamiques au monde (6,5% par an hors Afrique du Sud). Nous avons créé Amethis Finance avec Laurent Demey, en partenariat avec la Compagnie Benjamin de Rothschild, afin de prendre part à cette dynamique et de contribuer, à notre modeste niveau, à l’émergence de l’Afrique. Aujourd’hui, le continent africain montre des d’actifs (Investissement direct étranger, private equity). Les meilleures perspectives de rentabilité ne sont pas dans les industries extractives, comme on le croit encore parfois en Europe et aux Etats-Unis, mais dans tous les secteurs délivrant des biens et services aux Africains eux-mêmes. La croissance africaine est endogène et, portée par sa démographie, l’Afrique est devenue une des dernières frontières de la croissance mondiale.
Quel montant de capitaux souhaitez-vous lever et quelle est votre stratégie d’investissement ?
Nous venons de réaliser une première levée de capitaux de 120 millions d’euros en fonds propres et avons obtenu l’accord du conseil d’administration de l’OPIC américain pour une ligne de crédit de plus de 150 millions de dollars. Amethis démarre donc son existence avec une capacité d’investissement en equity et en dette de plus de 300 millions de dollars sur le continent. Nous allons poursuivre nos efforts de mobilisation de capitaux en 2013 pour doubler ces montants. Amethis est un modèle conservateur, nous levons des capitaux pour réaliser des investissements en equity et empruntons de façon limitée pour prêter. Amethis vise un niveau de diversification élevé tant géographique que sectorielle qui nous paraît indispensable dans un continent ou certains pays et secteurs font encore face à une forte volatilité.
Notre stratégie est de nous associer sur le long terme à des entreprises africaines en forte croissance, ayant fait leurs preuves, et confrontées à des besoins de capitaux longs. Nous les accompagnons dans une nouvelle phase de leur histoire en les aidant à se développer dans leur espace national, puis régional.
La sélectivité est au coeur de notre métier et nous procédons à un choix rigoureux des entreprises dans lesquelles nous investissons. Notre stratégie se traduit par des prises de participation minoritaire dans des entreprises qui demain, nous l’espérons, seront des champions régionaux ou continentaux. Avant de réaliser nos investissements, nous réalisons des due diligences rigoureuses, sur le plan financier, éthique, social et environnemental.
Quel est votre mode opératoire en entrant dans le capital de telle ou telle entreprise africaine et quels sont vos objectifs?
Au-delà de l’apport en capital, nous les appuyons dans la définition de leur stratégie et les aidons à construire des partenariats stratégiques et financiers, créant ainsi de la valeur pour nos partenaires et nos investisseurs. Lorsque nous entrons dans le capital d’une entreprise, nous devenons un investisseur actif qui aide la société à croître. Le savoir-faire et le réseau de notre équipe facilitent l’ouverture à de nouveaux marchés et à de nouveaux partenaires. À terme, nous espérons aussi avoir un portefeuille de participations cohérent qui nous permette également de créer des synergies entre certaines de nos entreprises partenaires.
L’horizon sur le long terme est en accord avec les besoins des entreprises africaines. Nous évaluons par ailleurs les impacts des projets financés. Notre expérience nous a montré qu’un niveau d’exigence élevé en matière de responsabilité sociale et environnementale est une condition de la création de valeur à long terme, en Afrique comme ailleurs. Cela correspond aussi tout simplement à nos valeurs.
Il n’y a pas une seule, mais des Afrique(s), avec des pays très différenciés, notamment sur le plan des ressources naturelles. Quels sont les pays ou les zones que vous privilégiez, et les secteurs d’activités qui vous intéressent?
Effectivement, les 54 économies africaines sont encore confrontées à des réalités très différentes. Amethis Finance est un fonds panafricain mais nous nous concentrerons sur un nombre limité de pays, dont les économies sont diversifiées et qui ne sont pas exclusivement dépendants d’une matière première. Tous ces pays possèdent un tissu économique et industriel conséquent et ont des croissances supérieures à 7%. Notre prospection y sera globale, et nous y aurons une forte présence.
Le deuxième groupe rassemble des pays à bon potentiel et en voie de diversification. Notre approche y sera plus opportuniste et plus sectorisée. Enfin, pour le dernier groupe, nous aurons recours à une approche « Opération par opération » en appui avec des clients et partenaires connus.
Sur le plan sectoriel, nous privilégions les secteurs en forte croissance qui serviront les consommateurs de la classe moyenne. C’est ainsi que nous aurons trois secteurs prioritaires qui aujourd’hui représentent des obstacles majeurs au développement de l’Afrique : les services financiers, les services aux personnes (santé, pharmacie, éducation), les agro-industries, la distribution, la fourniture d’énergie. À terme, ces secteurs représenteront 80% du portefeuille d’Amethis Finance.
Un milliard d’Africains aujourd’hui, 2 milliards en 2050. Au regard des indicateurs macro-économiques, quels sont les pays qui vont compter en termes de croissance ?
La population africaine va doubler d’ici à quarante ans. La croissance du continent a démarré en 2000, lorsque l’Afrique a commencé à bénéficier du même dividende démographique que la Chine il y a trente ans (un ratio élevé de population active par rapport aux populations « dépendantes » représentées par les jeunes et les seniors).
Cependant, cela ne se fera pas à la même vitesse pour tous les pays. D’un point de vue macro-économique, les pays à économie diversifiée seront les premiers à compter en termes de croissance. Parmi ces pays, on trouve des économies telles que la Côte d’Ivoire, le Kenya, le Nigeria ou la Zambie. On y retrouvera aussi des pays producteurs de pétrole comme l’Angola ou le Gabon, qui sauront diversifier leurs économies. Puis les pays en transition (Sénégal, Mozambique, Cameroun), parmi lesquels certains, comme le Ghana, font partie des dix économies mondiales à plus forte croissance. Ensuite, les pays en phase de pré-transition tels que l’Éthiopie suivront le mouvement de croissance généralisée du continent.
L’émergence d’une classe moyenne de plus en plus importante va-t-elle permettre aux entreprises de changer de taille et de stratégie pour satisfaire la demande des consommateurs ?
C’est déjà le cas. La plupart des grandes fortunes africaines privées de ces dernières années ont été bâties sur des secteurs dédiés aux consommateurs (télécommunications, boissons, ciment, alimentation, banque, assurance, etc.). Pour satisfaire à la demande croissante de leurs consommateurs, les entreprises africaines en pointe dans leurs espaces nationaux seront obligées d’avoir une vision régionale et panafricaine. Aujourd’hui, un cimentier ougandais, un producteur d’oléagineux kenyan ou un banquier tanzanien construisent leur stratégie à long terme sur l’ensemble du marché de l’Afrique de l’Est.
La tendance actuelle est à la segmentation économique du continent en cinq zones (Afrique du Nord, de l’Ouest, de l’Est, centrale et australe). Ces zones permettront aux entreprises y opérant d’atteindre une taille critique avant leur conquête des autres marchés africains et mondiaux. Il reste bien entendu des défis à surmonter dans ces espaces régionaux tels que la création d’un réseau d’infrastructures performant, l’harmonisation des cadres juridiques et légaux, et l’instauration de la libre circulation des personnes et des biens.
L’un des facteurs qui pénalisent les pays africains est l’absence d’industrie locale. Cela va-t-il changer ? Et en quoi y contribuerez-vous ?
L’Afrique a été pendant longtemps un continent dont le marché intérieur était trop faible pour permettre une émergence industrielle. Il y a trente ans, l’Afrique subsaharienne représentait moins de 300 millions de personnes parmi lesquelles moins de 100 millions d’urbains dont un tiers seulement disposait d’un pouvoir d’achat significatif, soit moins de 30 millions de consommateurs importants de Dakar jusqu’au Cap ! Dans ce contexte, l’activité économique du continent était essentiellement dépendante de l’extérieur. L’Afrique exportait des matières premières et importait des produits finis. Cette économie de « comptoir » est heureusement aujourd’hui en voie de disparition, et l’émergence d’une classe urbaine moyenne change radicalement la donne. Dans des pays dont le taux de croissance est établi pour certains à plus de 8%, les secteurs les plus dynamiques dépassent 10%.
Il est devenu beaucoup plus intéressant et rentable de se consacrer aux consommateurs africains qu’à l’export. Les handicaps logistiques du continent qui étaient des facteurs de non-compétitivité à l’export offrent une protection naturelle en import-substitution pour un industriel local servant les consommateurs urbains.
De plus, malgré les défis du système éducatif, de nombreux pays d’Afrique offrent une main-d’œuvre qualifiée et compétitive. L’industrialisation du continent est en marche, dans tous les domaines, de façon accélérée.
Il existe des difficultés structurelles : accès insuffisant à l’énergie, perception excessive du risque par le système financier qui réduit l’offre de capitaux à long terme, coûts élevés notamment dans le domaine logistique… Le paradoxe est que ces secteurs qui freinent ces économies sont également ceux desquels un investisseur retirera les rendements les plus élevés. La rareté a un prix ! Les investisseurs à long terme comme Amethis qui contribuent à améliorer l’offre de capitaux longs peuvent donc attendre des rentabilités relativement élevées.
L’offre de services financiers se multiplie : capital développement, fonds d’investissement, introduction en bourse par les banques d’affaires… En quoi ces outils servent-ils le financement des entreprises ?
Les services financiers sont une industrie comme une autre s’ils conservent justement leur rôle « industriel » qui est de fournir des capitaux aux secteurs et aux entreprises dynamiques des économies. La crise de la dette souveraine des années 1980, la restructuration des secteurs bancaires qui a suivi celle-ci, ont conduit à une industrie financière fragmentée et peu développée qui est un frein réel à la croissance du continent.
Dans le contexte actuel de forte croissance, les entreprises ont besoin de capitaux longs, et les banques de détails africaines comme les marchés boursiers naissants ne suffisent pas à assurer ces besoins. Comme tous les autres continents, l’Afrique a besoin d’une industrie financière mature et diversifiée qui réponde à ses différents besoins en capitaux. Le private equity, qui est encore une industrie jeune sur le continent à l’exception de l’Afrique du Sud, a une triple utilité. D’abord il permet, grâce à des équipes expérimentées, de mobiliser l’épargne longue disponible (dans les économies développées comme sur le continent) et de l’investir dans des projets de qualité. Les acteurs financiers ont longtemps, à tort, surestimé le risque africain. Ensuite, il est indispensable pour fournir les fonds propres dont ont besoin des entreprises en forte croissance. Enfin, au-delà des apports financiers, il permet de réduire l’écart entre les industriels des pays développés et ceux des pays émergent en apportant son expertise et ses réseaux industriels à chacune des parties. C’est tout le sens de l’activité d’Amethis Finance : permettre des convergences entre ces différents univers qui sont encore trop cloisonnés. Permettre à la « vieille » Europe d’investir dans la « jeune » Afrique et de bénéficier de son dynamisme pour les prochaines décennies. Permettre aux entreprises africaines d’accéder aux marchés de capitaux longs, mais aussi à des partenaires financiers et industriels. Créer de la valeur à long terme pour nos investisseurs comme pour nos partenaires africains. Tout cela est de plus indispensable sur un continent qui doit accueillir plus d’un nouveau milliard d’habitants dans les prochaines décennies.
Propos recueillis par Hichem Ben Yaïche pour African Banker en Juin 2013
La version imprimée de l’article est disponible sur African Banker France